Clément Caliari, 2012

 

Des diptyques entre ironie et abstraction : du Pape à la brochette-saucisse

Dès le cinquième siècle après Jésus-Christ, l’Église remerciait officiellement ses bienfaiteurs en sculptant ou en peignant leurs noms, puis leurs portraits, sur des panneaux en deux parties. Les diptyques rappelaient alors aux fidèles de prier pour leurs patriarches, leurs evêques, leurs papes ou leurs princes. Progressivement, même les mécènes les plus puissants eurent peur d’être “rayés des diptyques” et de tomber dans l’oubli comme l’empereur Zénon – mort ivre en 491. Le diptyque reste, depuis, une affaire de religion et de pouvoir.

Les diptyques de Marianne Muller conservent cette double origine en la dénaturant. Le chevalier de Saint-Georges rencontre les Chicago Bulls, la grotte de Lascaux mime une bombe atomique, un morse pose sur sa banquise comme un couple sur une plage. Du plus sacré au plus prosaïque, les images se réveillent en se frottant les unes aux autres. À se rapprocher ainsi, les bienfaiteurs tombent de haut : la poignée de main Mitterand-Adenauer se transforme en structure de porte-container automatisé ; des élus du Var en de frétillants poissons couteaux, juste bons pour la friture ; la colombe du pape en avion de chasse en parade. Et les icones les plus modernes ne sont pas épargnées, car à la question “qu’est-ce qu’un skateur ?” Marianne Muller répond : “c’est une mini brochette-saucisse”.

Comment tiennent ensemble ces couples inquiétants et sympathiques ? De quels liens d’amitié, d’amour ou de haine s’agit-il ? Une réponse est possible : ce n’est ni l’idée ni le sens qui les rapprochent, ce sont la forme et la couleur. Il y a suffisament de personnalité dans l’inclinaison d’une gueule de loup, l’angle d’un décolleté Marilyn Monroe ou la structure de tomates à la mozzarella pour qu’on puisse arrêter un instant de réfléchir et apprécier la forme pure qui émerge, parfois très lentement, au cours de la confrontation. Les diptyques proposent ainsi une manière de passer, petit-à-petit, de l’ironie à la contemplation, et de la figuration à l’abstraction – avant de revenir au point de départ.

 

La mémoire mise en scène : Hiroshima, c’est le bison !

Inventé en 1959, en Allemagne et en pleine guerre froide, le memory est un jeu facile à jouer : une série de paires de cartes identiques sont mélangées, étalées et alignées face contre table. Les joueurs, à tour de rôle, les retournent pour reconstituer les couples. Quand on retrouve la bonne carte, on a le droit de rejouer. L’enfance est là dans sa version édulcorée : des règles simples à comprendre, un bon exercice éducatif fondé sur la prime à la réussite, la préparation des cerveaux à l’apprentissage par coeur.

L’affaire se complique singulièrement quand les images sont dissemblables : les diptyques dépareillés de Marianne Muller, numérisés, sont laborieusement retrouvés et donnent lieu à des exclamations incongrues. Marilyn, mais c’est le loup ! Hiroshima, c’est le bison! Mitterand est à côté des petits poissons! Des associations d’idées imprévues et signifiantes, si chères à la psychanalyse, se font et se défont au fur et à mesure du jeu. Alors que dans les diptyques, les deux membres des couples restaient séparés, ils sont ici fusionnés. Une identité de la forme se fabrique par la répétition des erreurs.

Aussi sommes-nous confrontés à une mise en scène de la mémoire sous ses différentes facettes. La mémoire comme association d’images personnelles, qui reconstitue le fil d’un événement ou d’une réflexion oubliée. La mémoire comme monument, qui nous impose des commémorations auxquelles on se plie souvent de mauvaise grâce. La mémoire, enfin, comme une enquête. C’est ce qu’elle signifiait en grec ancien chez Hérodote, le premier historien : avec ce mémory contre-nature, on retrouve des impressions bien enfouies, des sens cachés, en nous efforçant d’oublier la signification trop littérale, trop évidente, des images qui nous entourent.

 

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Benjamin Abitan, 2010 (texte produit pour le catalogue de l’Exposition de Noël au Magasin-CNAC)

 

Dans la jungle d’images post-post-moderne où rien n’a de valeur plus qu’autre chose, Marianne Muller fait semblant de chercher des connexions, de retrouver ou de créer – d’inventer – du sens. Mais un sens de pacotille, des connexions qui fonctionnent mal et corrompent les relations entre signifiant et signifié. Le spectateur s’aperçoit qu’il adhère malgré lui à ces rapprochements brutaux : lui aussi trouve que cette fraise ressemble à une grenouille, que cette cheminée d’usine ressemble à une femme… Et que c’est donc, d’un certain point de vue, la même chose. Le scandale de ce flagrant délit de complicité avec le monstre du « tout se vaut », ce timide signe égale, fait naître et grandir le doute : ce que je regarde vaut-il d’être regardé, et pourquoi au juste ? Brouillage des catégories, étrange moyen terme entre rire et malaise, entre émotion esthétique et intellectuelle, labyrinthe dangereux dans lequel on veut toujours s’aventurer un peu plus loin et qui ne finit jamais.

 

 

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Marlène Benquet, 2007

 

Démarche: neutraliser le sens par la forme

Le travail de Marianne Muller part du constat que nous sommes en permanence entourés d’images d’ordre différent (publiques, comme la publicité ou privées, comme les photographies personnelles), qui ne semblent pas en elle-même homogènes parce qu’elles poursuivent toutes des finalités différentes: évoquer des souvenirs, nous informer, nous divertir, nous faire acheter. Pourtant, en dépit de ces objectifs distincts, ces images s’offrent à nous comme une masse homogène et univoque. En effet, elles utilisent les mêmes supports, elles envahissent l’espace publique. Finalement, leur quantité et leur omniprésence permettent de penser ces images comme une totalité, un univers des images. En adoptant sur ces images un point de vue strictement formel, elle souligne leur nature commune. Rendues toutes comparables par leur forme identique, les images voient leur sens premier neutralisé, voire annulé. L’espace social apparaît ainsi comme saturé d’une seule et unique image, répétée à l’infini et privée de sens originel. Mais, une telle déconstruction du sens premier des images ne peut aller sans la reconstruction d’un sens second. Rapprochées les unes des autres, les images génèrent des sortes de surimages, images hybrides qui ne s’identifient à aucune des images rapprochées mais se construisent entre les deux.

 

Repenser la représentation: image de quelque chose ou image auto référencée

Son travail interroge donc directement la nature même de l’image et invite à repenser la représentation. Son travail consiste en effet à produire des images à partir d’images déjà constituées (de la même manière que le « cut-up » produit des textes à partir de matériaux littéraires déjà existants). Elle cherche des images génératrices d’un effet de réel relativement puissant pour que leur perte de toute référence au monde qu’elles sont censées représenter apparaisse d’autant plus clairement quand, isolées de leur contexte, elles ne résonnent plus qu’avec d’autres images. Les images ne font plus référence à quelque chose qui serait à l’extérieur du monde des images. Le fait qu’elles n’aient de sens que les unes par rapport aux autres, questionne la définition même de l’image. Alors qu’une image, et surtout une image d’actualité, n’a d’existence que par rapport à un autre objet qu’elle représente, ici, le critère de l’image n’est plus d’être adéquate à la réalité, elle a une existence autonome. Les liens entre les images deviennent des liens formels entre les sons, les matières, les odeurs qu’elles évoquent. Les signifiants sont télescopés les uns sur les autres, sans référence aux signifiés. Ce travail de déconstruction des images est assez proche de la théorie du signe proposée par Friedrich Frege. Frege distingue dans un mot le signe, sa dénotation et sa connotation. Le signe est sa forme matérielle (synonyme du signifiant chez Saussure), sa dénotation est l’objet auquel renvoi le signe, et sa connotation est ce qu’on y associe subjectivement en fonction de l’histoire et du contexte social dans lequel il apparaît. Pour le dire dans les termes de Frege, on pourrai donc dire qu’en coupant les images de leur dénotation, on ne supprime pas pour autant leur connotation. Les images continuent à être porteuses de connotations, qui, rapprochées les unes des autres, produisent des sens nouveaux. Il s’agit finalement d’interroger la matérialité de l’image en faisant jaillir des représentations qui peuvent n’être même que des images mentales, dont l’existence semble d’avantage liée à ce que le spectateur projette en elle qu’aux supports matériels construits.